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“Le fantôme de la grotte”, œuvre industrielle

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Un chercheur sait-il toujours ce qu’il cherche? Plus ou moins confusément. Retrouver un souvenir d’enfance, tel était le programme lié de longue date à la fouille d’un coin de ma mémoire, où gisait la trace d’une histoire de Walt Disney, ranimée par l’entremise d’Alain François. Mais à quelle fin? Comme souvent, il fallait s’engager sur le chemin avant d’entrevoir une réponse.

Je n’ai pas connu le premier Disney, celui des Silly Symphonies déjantées des années 1930, regrettées par Pierre Pigot1. Seul subsiste pour moi un autre souvenir, celui d’un dessin animé de Donald, que nous regardions à Noël sur le projecteur super-8 familial, en même temps que les courts métrages de Charlot. C’était au milieu des années 1960, mais je sais gré à mon père de m’avoir transmis quelque chose de l’émotion du premier cinéma – d’une image tressautante, muette et pourtant si bruyante, avec le ronron régulier de la caméra, et de l’émerveillement partagé que provoquait son animation. Un souvenir suffisamment précis pour me permettre de comprendre l’évocation par Walter Benjamin des «films burlesques américains et les films de Disney» et leur «dynamitage thérapeutique de l’inconscient» 2.

Mais au-delà de ce mince échantillon mémoriel, mon Disney aura d’abord été celui de la bande dessinée, dans les pages du Journal de Mickey, hebdomadaire que je lisais à la fin des années 1960 et au début des années 1970, au moment des aventures du Fantôme, de Guy L’Eclair, des Onkriens et de Mandrake. Dans l’écosystème complexe de l’industrie disneyienne, la BD n’est d’abord qu’un produit dérivé de l’œuvre cinématographique, vaisseau amiral d’une production qui n’a pas choisi par hasard de s’inscrire dans le sillage du nouvel art des masses.

Bien avant Star Wars, la structuration d’une écologie du produit dérivé est un trait que Disney aura su porter à des sommets inégalés. La condamnation traditionnelle de tout ce qui relève du commerce a empêché de percevoir ou d’analyser les ressorts d’un système qui, en nouant intimement industrie et création, a fonctionné comme un puissant amplificateur de prosécogénie ou d’attractivité culturelle, renforcée à la fois par la prolifération des signaux et la multiplication des occasions d’appropriation. Du cinéma, Disney a retenu la leçon qu’il n’engendre pas seulement des histoires ou des personnages, mais des univers, qui peuvent se décliner sur tous les supports de l’édition.

Alors que l’archéologie de la bande dessinée ne retient le plus souvent que des critères formels pour évoquer ses origines, essayant par là d’anoblir son histoire, je pense au contraire qu’il faut resituer le développement de cette forme culturelle dans son contexte industriel. De ce point de vue, l’exploitation sur le terrain de l’illustré de la mine disneyienne peut être considérée comme l’un des principaux accélérateurs du genre, qui hérite à la fois de l’ADN du premier cinéma et de l’énergétique de la production graphique, dopée par l’explosion de la publicité et des nouveaux médias.

Y a-t-il des caractéristiques propres à la création industrielle? Son appropriabilité et sa transmissibilité apparaissent à l’évidence comme des traits spécifiques. Dès le milieu des années 1920, “Walt Disney” n’est plus un nom d’auteur mais une marque commerciale qui recouvre une œuvre collective où les créateurs interviennent comme des artisans interchangeables. Cette transmissibilité des histoires et des personnages, qui peuvent circuler d’un support à l’autre au gré des opportunités, a des conséquences esthétiques perceptibles.

Alors que l’approche classique de l’œuvre d’art suppose l’intangibilité de caractères inventés une fois pour toutes par un auteur, les genres graphiques industriels ont habitué le public à admettre des variations formelles ou des évolutions narratives parfois importantes. Inventé en 1928 par le dessinateur Ub Iwerks, le personnage de Mickey connaîtra par exemple des transformations marquées au cours de ses multiples existences. Cette variabilité est parfaitement acceptée et fait partie des codes spécifiques de la bande dessinée. Soumise au régime de la reprise et de l’adaptation propre aux genres culturels mineurs, mais aussi à la transmission et à la standardisation des œuvres qu’imposent la création collective, la bande dessinée apparaît comme le théâtre d’une très particulière instabilité formelle, trait fascinant qui contredit la plupart des règles admises de la création (originalité, style, propriété intellectuelle, etc.).

Ces caractères de la création industrielle affaiblissent-ils sa force expressive? C’est ici qu’intervient la chasse à mon souvenir d’enfance. Parmi les milliers d’images consommées dans ma jeunesse, quelques-unes seulement ont imprimé dans ma mémoire un souvenir durable. L’une d’elles n’est autre que l’histoire du “Fantôme de la grotte” (“The Ghost of the Grotto“), l’une des plus célèbres bandes du patrimoine disneyien, dessinée par Carl Barks en 1947 (voir ci-dessous, cliquer pour agrandir).

Au moment où j’évoque ce souvenir sur le blog d’Alain François, j’ignore encore tout de cette notoriété bédéphilique. Ce qui me revient est une trace confuse, à partir de laquelle mon camarade retrouve la bonne piste. M’avait particulièrement marqué l’image étonnante d’une pieuvre géante surgissant de l’eau et défonçant un navire, que les bases de données en ligne me permettent de retrouver (voir ci-dessous). Identifier la source culturelle d’une émotion d’enfance, conservée à peu près intacte par absence de mobilisation pendant la durée qui m’en sépare, est un cas rare qui mérite attention. C’est donc avec l’intuition d’un trésor à recouvrer que je me mets en quête du document qui l’a suscité.

Pas si simple. Le principe de republication systématique du corpus disneyien me confronte à une multitude de sources diverses (la base Inducks recense à ce jour un total de 84 republications de par le monde, dont 7 états-uniennes et 13 françaises), dont j’ignore a priori laquelle est mon original. Vais-je le trouver dans L’Intégrale Carl Barks, proposée par les éditions Glénat? Pas de chance, ces œuvres complètes ne le sont pas vraiment, j’ai beau feuilleter et refeuilleter les premiers volumes, mon “Fantôme…” n’y est pas. C’est chez un bouquiniste que je découvre la première version française, publiée en 1949, mince fascicule partiellement en noir et blanc (voir ci-dessous). Je survole rapidement la bande, en essayant de ne pas entrer trop en détail dans l’histoire, pour préserver autant que faire se peut le capital mémoriel qui me sert de guide. Déception: je ne retrouve rien de l’émotion que je recherche. Je reconnais comme une ébauche schématique, le scénario et quelques détails graphiques, mais comme détachés de la substance qui s’attache pour moi à ce souvenir.

En juillet dernier, Alain François me signale que “Le Fantôme de la grotte” fait l’objet d’une nouvelle publication dans le hors-série n° 19 de Picsou Magazine. Mais là encore, la consultation du volume, cette fois tout en couleurs, ne m’apporte pas la confrontation attendue. Ce n’est qu’en remettant la main, via eBay, sur l’exemplaire du Journal de Mickey n° 1026 du 13 février 1972 que je retrouve immédiatement le sentiment de familiarité qui signe l’identification de ma source.

Celle-ci me permet donc de dater avec précision l’épisode: j’ai dix ans quand je lis cette histoire; mon souvenir a quarante ans tout rond. Première surprise: la version de 1972 ne respecte pas la forme originale dessinée par Barks (26 pages, 4 bandes), mais a été recomposée en raison du format du magazine (12 pages, 6 bandes) et coloriée d’une manière particulièrement exubérante, typique des années 1970, avec de nombreux aplats de couleurs vives (voir ci-dessous).

Par la sacralisation de l’origine et la construction d’une vision en entonnoir, le travail d’identification de l’œuvre d’art évacue comme autant de déchets les informations qui perturbent son unité référentielle. C’est pourquoi il me fallait le détour du souvenir pour redécouvrir la question de la pluralité des versions – non dans la lecture affadie d’une téléologie qui en nettoie les accidents, mais dans la vivacité d’une perception qui en identifie chaque détail.

En poursuivant mon enquête, je m’aperçois progressivement de l’incroyable variabilité qui découle de l’exploitation éditoriale dans des contextes variés d’un corpus traité comme un simple matériau. Constamment recomposées et recoloriées, les bandes dessinées disneyiennes connaissent une étonnante diversité de versions, que seule l’habitude propre au genre de considérer ces différences comme non significatives permet de ne pas relever (voir ci-dessous).

Aurais-je été moins impressionné par “Le Fantôme de la grotte” si je l’avais découvert dans une version moins fantaisiste? C’est peu probable: c’est la densité d’une intrigue fantastique, accumulant fantôme, pieuvre géante, trésor caché et scènes nocturnes qui fait le sel de cette histoire3. Mais il n’en reste pas moins que j’ai facilement pu distinguer entre la version de mes dix ans et les autres, ce qui prouve que ses propriétés, y compris celles considérées comme non pertinentes, notamment les particularités du découpage ou divers détails graphiques, ont été fidèlement enregistrés dans ma mémoire d’enfant.

Le processus de réauteurisation typique de la célébration récente de Carl Barks conduit à isoler de l’univers Disney une œuvre dont on peut reconnaître l’apport spécifique. Toutefois, dans le contexte industriel qui est la sienne, la reconstitution d’un œuvre complet montre vite ses limites. Sauf à verser dans la compulsion “génétique”, la compilation des différentes versions publiées ne paraît guère praticable. L’édition “intégrale” est donc nécessairement une version moyenne issue de choix non documentés. Faut-il pousser un pas plus loin dans la réauteurisation et identifier les coloristes, qui ont eux aussi une patte reconnaissable? D’un point de vue archéologique, c’est parfaitement défendable, et l’on touche ici à un des grands problèmes de la bande dessinée, qui reconduit la distinction classique de l’histoire de l’art entre dessin et couleur4. Mais le point qui me semble important est de comprendre que la vivisection des divers composants de la création industrielle est aussi une façon de passer radicalement à côté de la dynamique de l’œuvre collective.

La variabilité ou l’instabilité de l’œuvre n’est pas un caractère à gommer au nom d’une vision muséale, c’est au contraire une propriété des industries culturelles, qui doit être analysée comme un facteur de sa production et de sa réception. La conception d’un personnage dans un contexte collectif intègre jusqu’au niveau du trait les contraintes de transmissibilité inhérentes au système. Quant à l’acceptabilité de la variation, comment ne pas voir qu’elle désigne l’espace de la réponse et très précisément le travail d’appropriation de l’œuvre, plutôt que l’infidélité à un original?

Au-delà de variations dont j’ignorais l’existence, le “Fantôme de la grotte” a marqué de son empreinte inquiétante ma mémoire d’enfant. Et face à la durabilité d’un souvenir de quarante ans, je ne peux m’empêcher de me dire qu’industrielle ou pas, une œuvre doit être sacrément forte pour traverser un aussi haut niveau de contraintes.

  1. Cf. Pierre Pigot, L’Assassinat de Mickey Mouse, Paris, Puf, 2011.
  2. Walter Benjamin, “L’Oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique” (1e version, 1935, trad. de l’allemand par Maurice de Gandillac, revue par Rainer Rochlitz et Pierre Rusch), Oeuvres, vol. 3, Paris, Gallimard, 2000, p. 104.
  3. Cf. Jean-Paul Gabilliet, “Le canard et le fantôme. Le fantastique de la non-cohérence dans une histoire de Donald Duck“, Image & Narrative, #2, septembre 2001.
  4. Cf. Jacqueline Lichtenstein, La couleur éloquente, rhétorique et peinture à l’âge classique, Flammarion, Paris, 1989.

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